présumé froid | Henry Shelley

L’enfance et les premiers ouvrages d’Henry Shelley n’intéressaient guère les jurés aussi le juge se contenta-t-il de rappeler qu’il avait vécu seul avec sa tante et sa mère jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, n’avait jamais été marié et pratiquait jusqu’alors l’activité d’infirmier du travail sur des chantiers. Les chefs d’accusations qui pesaient contre lui étaient divers et colorés, au moins autant que les grands chapeaux des mamans sur le banc du parti civil. Les jurés étaient presque tous en âge de payer des frais d’inscriptions pour les études de leurs enfants aussi les faits qui étaient reprochés à Henry Shelley leur parlaient très particulièrement.
On nota dans ses procédés une curieuse désinvolture, une brutalité imprécise en désaccord avec les gestes très précis exigés par sa fonction. On projeta pendant l’entracte quelques photos couleurs d’hématomes gros comme le poing, de rayures désordonnées sur un dos blanc, un moignon défraîchi par l’eau salée, une ceinture autour d’un cou,… La survivante de dix-sept ans, le fossoyeur, le voisin limitrophe, le groupe de touriste, le chef d’entreprise, la maman, le marchand d’arme et quelques autres privilégiés témoignèrent et appuyèrent leur coude gras dans la balance du parti civil. Les avocats comptèrent les points. Comme le dernier gamin était Texan, la justice était texane et les jurés eurent à choisir entre la chaise électrique et l’injection.
Le procès fut miraculeusement peu médiatisé. Au début la presse s’engoua mais la guerre en Irak balaya les faits divers internes et Henry Shelley eut droit à quelques petits articles annonçant son exécution prévue dans cinq ans.

Henry Shelley haïssait les enfants parce qu’ils étaient au centre des préoccupations adultes. Ils étaient adulés. Les corps qu’on avait retrouvés dans une fosse au bord de la mer avaient entre sept et quinze ans, garçons et filles. Tous étaient morts de coups violents portés à l’aide d’un objet rigide mais rarement tranchant. Il avait trouvé à Los Angelès une petite fille qu’il avait trouvé tellement jolie qu’il ne l’avait pas tuée tout de suite mais enfermée dans une chambre, à son entière disposition. C’était comme sa petite fiancée, il pouvait dormir avec elle, faire l’amour avec elle, lui donner des coups de ceintures et l’entendre le supplier et lui pleurer qu’elle l’aimait et lui demandait pardon d’un crime qu’elle ignorait, juste comme il le voulait. Il n’avait encore jamais eu ce genre de relation fusionnelle et intime avec une femme et en savourait chaque instant. Un jour elle l’assomma avec le pied du lit scié et s’enfuit. Il lui a envoyé quelques lettres depuis la prison et elle s’était sûrement suicidé.

Son cas a fait l’objet de quelques litiges entre le Texas et le Canada qui revendiquait chacun le droit de rendre la justice. Jugé finalement dans le sud, il se balada pendant des mois d’un couloir de la mort à l’autre. Une miraculeuse rupture de stock le jour de son exécution rallongea son attente. La prison de Glasbury étant pleine à craquer et son exécution reportée de huit semaines, il fut placé en maintenance dans une salle spéciale d’un établissement spécial et absolument pas prédestiné à accueillir des gens de son âge et de sa condition : la Prison of Anguish. « A la guerre comme à la guerre » avait dit le directeur.
Henry Shelley n’avait absolument pas envie de mourir. Le destin joua pour lui un joker favorable.
Un mardi, après avoir reçu sa dose quotidienne de calmants, Henry chantait un refrain des Doors dont il ne connaissait que les deux premières demi phrases dans sa salle isolée. Il réclamait vainement une radio depuis son arrivée. Ses infirmières ne lui tenaient guère longtemps compagnie. C’était des pensionnaires qui lui faisaient passer de la nourriture par-dessous la porte. Ayant les mains liées, il aurait dût avoir quelqu’un pour lui donner la becquée mais pour les raisons qu’on imagine, on préféra le laisser manger avec ses pieds. Ce mardi où il venait de finir de se lécher les orteils, le nez couverts d’une purée verdâtre, un personnage masquée entra et lui fit un petit numéro de cirque bien divertissant. Henry détestait les masques mais il n’était pas en mesure de l’ôter. Ils eurent une grande discussion quant aux raisons des condamnations d’Henry. Force était de dire que le petit clown connaissait par cœur son dossier, il en savait plus qu’Henry lui-même. Il avait bachoté son sujet et bien potassé la question, il lui fit une proposition de celles qu’on ne peut pas refuser. Que dirait-il, Shelley, de rester là tout en pouvant courir dehors ? De retrouver un peu de plaisir dont on lui en condamnait la pratique jusqu’alors ?
Il fut déclaré le 28 juin 2008 qu’Henry Shelley était mort noyé dans son propre sang après avoir volontairement avalé un de ses ongles de pied qui avait déchiré l’intérieur de sa gorge. L’accès à sa dernière demeure étant extrêmement difficile, la prison envoya juste un dossier de rapport accompagné de photo du cadavre, de la pièce et de l’ongle. La thèse du suicide fut confirmée par une lettre signée de la main d’Henry Shelley jointe au dossier. La prison s’excuse de son manque d’attention, comme quoi on ne peut pas tout prévoir. De toute façon justice est faîte.

Depuis ce jour, Henry est garde-chasse. Il se fait appeler le père Henry et habite une cabane aux abords du pensionnat. Armé d’un plomb, il contrôle ceux qui veulent entrer, prévenu par la surveillance et –surtout- ramènent ceux qui veulent sortir. Il est théoriquement en possession de la fameuse télécommande mais lui préfère des moyens plus rustiques, il sait à peine s’en servir. Cela dit ses services ne sont pas express, il aime bien leur faire le sermon à ses petits bébés avant de les reconduire et de reprendre sa ronde.

Henry est excessif et passionné. Il ne fait jamais les choses à moitié, au point de s’en dérober parfois au saint règlement de la Zone Anguish. Son sommeil est léger, il est toujours prêt à bondir et à tirer. Il n’hésite pas à envoyer du plomb dans les fesses des fugitifs malgré son obligation de les ramener en vie. La direction lui en veut rarement, il est au moins aussi surveillé que le sont les internes. Lorsqu’il traîne un étudiant chez lui, on le sait mais on le laisse faire. C’est son plaisir. Il ne fonctionne que par pulsion et est véritablement dépendant à l’adrénaline.
Personne n’a jamais cherché l’élément déclencheur qui le poussa un beau matin à mettre ses désirs à exécution. Peut-être a-t-il manqué d’affection au point d’en arriver à un stade où il en avait un besoin vital. Sa tante lui interdit toute vie sexuelle et tout rapport avec les femmes pendant son adolescence. Il se devait d’être aussi pur et doux qu’un enfant et cela par respect pour la douleur de sa mère endeuillée d’un mari. En grandissant, il se réjouit d’une ossature importante et d’une musculature lui permettant très vite de dominer l’autorité de cette tante. Il n’eut de cesse de prouver que les enfants comme lui ne sont pas immaculés. Même après la mort de sa mère et le décrochage de la tante, il s’orienta vers eux.
La colère et la révolte qui l’avait élevé se greffèrent en lui comme deux gènes. La violence poussée à son extrême est le point culminant où il trouve la jouissance. C’est la cerise sur le gâteau. Depuis sa sortie de prison, le phénomène a doublé dans ses proportions originelles, les mois passent et l'énergie contenue et accumulée pendant ses cinq années de centrale explose de façon nucléaire. Néanmoins, il prend le temps etil aime bien se moquer jusqu'à humilier ses affectueux compagnons de jeu.
Henry ne fait jamais dans la demi-mesure, y compris dans sa sensibilité. Si le sort s’inverse et joue contre lui, son désespoir et son échauffement atteignent des degrés faramineux. Il a également besoin de ses moments de douceur qui ne sont bénéficiaires qu’à lui quand il peut s’endormir contre un petit corps secoué de frissons ou de jolis sanglots. Il adore discuter, sa conversation est inattendue et souvent enthousiaste. Malgré une culture très faible, il se fascine pour les belles choses, les beaux livres, les belles personnes. Les détenus l’intéressent tout particulièrement, il leur apporte parfois les plateaux repas lui-même. Lorsqu’un nouveau arrive, il se charge généralement de son accueil puisqu’il les fait passer de l’extérieur à l’intérieur, les escortes et tente de leur faire prévisualiser la couleur de leur séjour.

Les traits d’Henry Shelley creusent comme des sillons sur son visage rubicond. Sa rusticité, sa rigidité rappelle les éleveurs du désert américain. Il paraît grand mais fait en réalité à peine la taille d’un pensionnaire de seize ans. Ses épaules sont très larges et épaississent sa silhouette. Il est bien campé au sol, stables sur ses positions. L’âge commence à lui souffler sa volatilité et sa souplesse mais il se caractérise encore par une grande force. Engoncé dans des vêtements d’occasion et généralement sales, il se douche très rarement et dégage une âcre odeur de sueur et de fougère. Ses cheveux noirs sont balayés sur le côté avec une plantation encore à peu près correct, plutôt gras et fins. Henry n’est pas sensuel ni attirant à moins d’avoir un goût prononcé pour les peaux ruisselantes. La colère déforme sa figure. Son visage habitué aux belligérances de ses colocataires est quelque peu déformé, son nez cassé et son menton fendu d’une balafre violacée. Ses dents, pour certaines cassées, ont prit une jolie teinte grise voire noire. Lorsqu’il sourit, ses lèvres découvrent toutes leurs craquelures. Si son hygiène est discutable, son rasage lorsqu’il est récent est absolument parfait mais il en prend rarement le temps et laisse sur ses joues quelques poils rigides et anarchiquement courbés qui ne forme ni barbe définie ni duvet. Henry n’est pas tatoué, il a sur le dos et les bras quelques traces encore plus mignonnes laissés là par des ongles un tantinet agressifs. Ses ongles à lui sont durs comme du bois, très courts, rongés jusqu’au sang.

Si un malheureux incident ne l’avait pas projeté sur le banc des accusés il y a quelques années de cela, Henry Shelley serait probablement à cette heure encore en train de parfaire l'éducation de quelques enfants ramassés au coin d'une rue. Il a été arrêté alors qu’il faisait le plein dans une station d’essence, identifié formellement et dénoncé par une victime miraculée. Un groupe de touriste avait récemment découvert les corps empilés de quelques chérubins dans le lit d’une rivière. Pendant des semaines, un commissaire tenta de lui faire cracher le nom de ses complices mais le témoin principal déclara qu’il agissait seul. C’était un artisan indépendant, avait déclaré Henry Shelley avec une moue dubitative. Jugé puis condamné à mort par un troupeau de fidèles, on avait fixé la date de son décollage vers les grands cieux en 2008. Puis on l’avait repoussé pour des raisons de techniques et de planning. Pendant ce lap de temps supplémentaire, il fut placé en maintenance dans une prison dont on était sûr qu’il ne manquait pas de place, la Prison of Anguish, ordre de l’Etat. Avec de la chance ça dégoûtera certains pensionnaires d'en arriver là. On l’enferma dans une partie isolée comme une princesse dans son donjon. Rentrer et sortir d’Anguish est à peu près aussi facile que traverser la forêt amazonienne en tongs. Sans doute pour des raisons de transport, l’administration décida de ne pas reconduire Shelley au Texas et de lui offrir du travail. Henry n’entend rien à ses magouilles mais trouve tout son bonheur dans ces manipulations réglementaires. Soit, Henry Shelley est mort, suicidé donc. Que sa mort serve au moins à quelque chose. Les enfants ont tellement besoin d’être encadrés de nos jours.