Mary au bal du Diable [TERMINE]

La faune des petites banlieues américaines mille fois pastichée par le cinéma semblait atteindre à Danville le sommet de la caricature. Mary est née et a grandit dans un pâté de maisons colorées, de jardins fleuries et de voisins méfiants. Son père avait quitté la maison bien avant sa naissance, peu enclin à suivre les tendances ultrapuritanistes de sa compagne. Molly Danvers, mère célibataire, avait démissionné de son travail d’aide soignante après son adhésion aux Empruntes du Ciel. Les Empruntes du Ciel se présentaient comme une association religieuse à but humanitaire qui entendait guider spirituellement ses partisans égarés. Ça se présentait d’abord comme les alcooliques anonymes de la vie. Un chauve en costume gris venait rendre visite trois fois par semaine et expliquait d’une voix douce ce qu’il fallait faire et ne surtout pas faire pour améliorer son séjour terrestre et sauver son âme. Molly avait très peur du jugement dernier et voyait la crasse partout. Le grand chauve qui s’appelait Justin mais qu’il se présentait comme Ganja et qu’on pouvait aussi bien considérer comme le gourou des EC l’aidait à cesser de douter. Les Empruntes du Ciel savaient tout : où placer son argent, comment manger, comment parler, quand prier, à qui s’adresser, quoi utiliser, comment élever ses enfants et même qui éviter. Ganja pressentait aussi que Molly traverserait encore de nombreuses épreuves et lui conseillait souvent de bien veiller sur sa fille. Depuis sa naissance, Mary ne loupe pas une messe le week-end. Sa correspondance avec son père l’aide néanmoins à ne pas suivre corps et âme le mouvement. Les lettres qu’ils s’échangent discrètement témoignent de la volonté de monsieur Utterson à ne pas laisser sa fille barboter longtemps dans le fanatisme. Fanatisme, c’est le mot. Les messes sont choses communes, la prière matin et soir passe encore. Il était aussi interdit de se maquiller, de porter des pantalons, de porter les cheveux courts, d’aller aux fêtes, d’avoir un petit ami, de mettre des baskets et tout un tas de choses normalisée pour une jeune fille de cet âge.

Mary faisait tout cela en cachette, au lycée. Son père lui payait des cours de danse depuis ses huit ans. Après des années de paradoxe, sa mère tombe sur une pile de DVD d’horreur dans sa chambre et les brûle. Mary est privée de sortie pendant deux semaines (lycée compris) mais l’affaire se tasse assez vite. Ganja aimerait la voir entrer dans les EC avant ses seize ans. Pas que ça lui pose un problème moral particulier mais accepter trop vite signifie accepter une surveillance beaucoup plus serrée. Elle promit de le faire bientôt.
Mary prend le bus tous les jours. Tous les vendredis elle croise un homme d’une cinquantaine d’années qui ressemble à Robert de Niro. Elle le regarde, il la regarde, ils se sourient, ça fait un petit lien humain. Un jour le type lui parle. Un autre jour il a l’air un peu malade et elle l’aide à rentrer chez lui à pied. Il n’essaie ni de la violer ni de l’enfermer, elle se sert toute seule un verre d’eau et ils discutent un peu. Après elle rentre chez elle avec une petite heure de retard. Sa mère le note. Mary est peut-être la fille d’une fanatique mais elle n’en a pas moins quinze ans et flairant la dispute, elle s’enferme dans sa chambre avec la musique à fond. Ce qui peut paraître anodin mais qui dans son cas relève du mai 68.
Ganja revient et discute longtemps avec Molly. Il a rencontré le père et est très inquiet. Mary fait ses leçons. Il lui demande de venir et de se mettre à genoux. Il lui demande aussi d’écarter les jambes. Il appuie ses grosses mains sur ses épaules frêles et force. Jusqu’à ce que, sans crier, elle réalise un parfait grand écart de danseuse. Personne ne dit rien. Le calme avant la tempête ? Même pas. Molly lui pose juste beaucoup de questions sur les garçons.

Mary sentait venir la cassure. Sa mère lui annoncé avoir décidé de l’envoyer dans un camp pour adolescent où elle se relèverait de sa dépression (car selon Ganja, c’était de cela qu’il s’agissait, du doute une fois de plus). Sage précaution. Il fallait prendre un peu de recul. Mary est sortie de la maison en courant et est aller frapper chez le type du bus. Elle était résolue à faire l’amour avant de partir à l’institut d’Anguish mais il n’était pas là. Sa mère vendait la maison pour aller vivre plus près de Ganja. Les résultats de Mary avaient sensiblement baissés ce qui fourni le principal prétexte à cet exil planifié. Son père ne sembla pas s’opposer au voyage qui devait durer quelques années. Le temps de se faire des amis et de revenir l’esprit libre. Elle écrira, oui, elle téléphonera, oui, oui.

Avant que la prison ne la pare de son angoisse suffocante, Mary était une adolescente déterminée et organisée. Elle s’illustrait parfaitement dans cette société du paraître qui trouve refuge dans les petites banlieues chic. A la maison il s’agissait d’avoir l’air la plus dévouée possible, au lycée d’être dans les plus aimables étudiantes, dans le bus de ne pas sourire plus que la moyenne, dans la rue de ne pas marcher trop lentement sans avoir l’air pressée pour autant, etcetera. Les sophmores américaines tendent à être vierges sans en avoir l’air. Mary manqua de très peu d’intégrer le club de pom pom girl de son lycée. L’emploi du temps très prenant l’en dissuada finalement mais elle aurait alors atteint la normalité absolue. Autrement c’est une personne assez simple et lucide sur sa condition. Les premières personnes qu’elle rencontra sur l’île se plaignirent d’avoir affaire à une façade, une fausse petite fille modèle. Le gourou de sa mère en parlait également, lui qui voulait tellement visiter ses pensées secrètes.
Maintenant, baste, l’heure venue du désenchantement fait fondre le masque de la lycéenne comme une couche de fond de teint. Les idées qui l’obsèdent sont infantiles : appeler sa mère et quitter l’île. Elle multiplie les plans, tente de créer des contacts, cherche une faille. A sa propre surprise, il lui arrive de se parler toute seule. L’engoncement claustrophobe des cachots et l’agressivité des autres détenus la scotchent. Les échos de sa propre voix la torturent. Elle aimerait quelqu’un qui lui parle un peu. La cruauté de son sort la dépasse, elle perd progressivement la foi.
N’ayant pour le moment vécue aucune violence physique, elle se pose en spectatrice voyeuse et tremblotante de la fantastique orgie des surveillants. Mary aime voir sans être vu, cela la divertit. Elle aimerait suivre la vie des autres adolescents et celle des surveillants pour voir comme ils vivent. Balader ses yeux un peu partout. Elle fantasme les coups de reins que Ganja doit donner à sa mère, les coups que ce surveillant doit donner à cette jeune fille, tout ce qui n’a pas lieu sous son nez pendant ses prostrations. Mary ne crie plus comme elle le faisait au commencement. Sage comme une image, comme le vieux tableau qu’on oublie dans le hall et qui voit le monde entier défiler sous son cadre. Mary sent sur elle les yeux de mille caméras et voudrait savoir quel autre voyeur s’y cache.

Sa chevelure aussi longue qu’épaisse tombe sur elle comme un voile, un rideau derrière lequel elle peut cacher son visage. Elle la caractérise facilement. Comme son idole Frida Khalo, elle est la divise en deux On retrouve souvent derrière elle de longs poils frisés dans les mailles d’un pull ou gisants sur le carrelage. Son visage est long, équilibré par deux pommettes hautes et assombri par ses sourcils noirs et fournis. Depuis son arrivée ici, elle n’en a plus le loisir mais il y a quelques mois de ça elle se maquillait les lèvres et les cils jusqu’à se vieillir. Son brushing était lui-même plus soigné. Maintenant Anguish, c’est pire que traverser le quartier le plus chaud de New-York en maillot de bain. Le moindre étirement de lèvres est interprété comme une provocation. En plus Mary est ridiculement petite, impossible de ne pas la voir dans une file. Depuis qu’on la fait marcher pieds nus, c’est très flagrant. Elle flotte dans tous les vêtements qu’on lui donne. Pourtant son énergie est gigantesque, elle déploie pour s’enfuir des prouesses de gymnaste et de sprinter. La plante de ses pieds est cornée et très solide. Sa voix est un peu éraillée ce qui n’est pas un cas d’espèce dans cette partie des Etats Unis. Elle ne fume ni ne boit. Comme elle déteste les douches collectives et qu’il lui arrive de se sentir observée même à l’intérieur des cabines, elle a très nettement écourté ses horaires de toilettes.

Mary est la victime de son indiscrétion. La décision de sa mère fut sage et radicale, tant soit peu qu’Anguish était bien un institut pour jeunes filles en difficultés passagères comme on lui en avait vanté les mérites. L’idée était de l’y laisser deux ou trois ans et de la faire revenir, plus sereine. La traversée en bateau se déroule bien mais en silence. En apercevant les plages, elle songea qu’il devait faire bon vivre que ce ne serait peut-être pas aussi infernal. Les premiers jours furent intolérables de dureté. En traversant la forêt accompagnée d’une paire de brutes en costumes, elle sentit monter une petite angoisse. Le silence la rendait anxieuse. Elle finit d’avoir peur quand on l’examina sous toute les coutures, la déshabilla et la déposséda de sa valise. On lui demanda son âge une bonne vingtaine de fois. Quinze, oui, quinze. Les premiers jours furent presque tranquilles : douches, dortoirs, réfectoire, divertissements. La présence de nombreux garçons lui semblaient anormale. Elle voulut savoir s’il n’y avait pas eu une erreur dans son dossier et on la mit au cachot pendant deux jours. A chaque fois qu’un surveillant lui passait sous le nez, elle le suppliait de l’écouter expliquer cette défaillance. Elle prit quelques gifles qui lui semblaient incroyablement violentes mais que les autres détenus qualifiaient de baisers. Elle cria longtemps aussi, son propre nom. Deux semaines après son arrivée, elle tentait de s’échapper. Ses tentatives sont au nombre de trois, toutes très foireuses et vite maîtrisées.