Une nouvelle journée. [ PV ]

Neuf heures du soir. Les couloirs étaient bien sombres, comme à chaque fois. Au rez-de-chaussée, seule une lumière était visible, passant à travers le petit carreau de la porte de l’infirmerie, comme une ultime source d’espoir. A l’intérieur, l’infirmière soignait un pensionnaire. « Une mauvaise rencontre », avait-il annoncé en arrivant, le tee-shirt ensanglanté. Une bagarre comme il en arrivait souvent à Anguish. Juliette l’avait soigné, nettoyé ses plaies et pansé, et cela semblait avoir remonté le moral du pensionnaire. L’infirmière lui sourit gentiment en se relevant de sa chaise alors qu’il se rhabillait. Le garçon lui rendit son sourire et s’apprêta à partir.
« Et essaye de faire attention avec qui tu traînes à présent. »
Le pensionnaire acquiesça puis quitta la pièce, et l’infirmière referma la porte derrière lui. A peine se dirigeait-elle vers son bureau que quelqu’un frappa à la porte. Juliette se retourna et, sans même regarder par la petite fenêtre, ouvrit à cette nouvelle visite. Elle avait pris l’habitude d’enchaîner les patients avec le temps. Mais cette arrivée-là allait se révéler être une véritable surprise. En effet un jeune homme était à la porte, blond, taille moyenne, yeux bruns, cet air de petit garçon qu’il avait gardé malgré tout ce temps.

« Bonsoir sœurette ! »

Alex’. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas vus ? Juliette n’aurait pu le dire. C’était une de ces sensations étranges où la raison n’est plus. Seul un état de béatitude était discernable. Les deux Lebond se prirent dans les bras un instant. ‘Comme au bon vieux temps’. Puis elle le fit entrer dans son infirmerie. Là, ils discutèrent un certain temps. De tout et rien. Du passé, beaucoup, mais aussi du présent. Il semblait fier d’elle, à vrai dire il l’avait toujours été. Puis ils décidèrent de se balader. Ils sortirent de la salle de soins, marchant dans les couloirs et continuant de parler. Etrangement, personne dans les couloirs, comme s’ils étaient les deux seules personnes dans le pensionnat. Mais à vrai dire, ils ne le remarquèrent pas, toujours dans leur bulle et heureux de passer ce moment ensemble. Puis ils arrivèrent alors à la grande porte ouvrant sur l’extérieur, et alors que Juliette posait sa main sur la poignet, Alexandre la stoppa en plein geste. « Tu sais bien que je ne peux pas sortir. » Juliette le regarda sans comprendre. Son frère paraissait serein comme jamais il ne l’avait été. Puis elle comprit. Il ajouta alors « Ils ont besoin de toi Ju’. » Juliette le regarda tristement et finit par hocher la tête. Elle lui prit la main, elle savait que ce n’était pas réel, mais ce fut un instant d’une grande douceur. Juliette ferma les yeux, voulant profiter de ce moment complice. Puis elle se réveilla…

En ouvrant les yeux, Juliette se retrouva dans l'infirmerie, à son bureau. En regardant à travers l’unique fenêtre de la salle, elle constata qu’il faisait jour. Elle s’était donc assoupie quelques heures tout au plus. Cela faisait une petite semaine qu’elle passait ses nuits ici. La raison, elle était sur le lit d’hôpital qui trônait de l’autre côté de la pièce. Dessus, un pensionnaire qui était arrivé cinq jours plus tôt, entre la vie et la mort. Son état de santé avait tout de suite été très préoccupant, et comme l’infirmière le faisait pour tous les pensionnaires, elle avait mis toutes ses forces pour le soigner. Torturé, il avait reçu de très nombreux coups de couteaux, plusieurs organes touchés, bref il était dans un état très critique et instable. Mais Juliette ne baissait pas les bras, quelque soit son patient. Elle s’approcha de lui et lui prit le poignet, vérifiant son rythme cardiaque. Très faible, voire trop…

« Me lâche pas, mon petit. » lui souffla-t-elle.

L’infirmière posa un regard déterminé sur le bandage puis entreprit de le refaire. Son patient, elle ne savait de lui que son prénom, Chris, le seul mot qui avait réussi à sortir de sa bouche, et c’en était déjà un miracle vu son état. Juliette lui tourna le dos, après avoir fini son bandage, pour se diriger vers le petit coin de la pièce qui faisait office de réserve. Elle en revint avec une seringue et une ampoule de morphine. Pour n’importe qui d’extérieur, ce matériel était rudimentaire, mais Juliette s’était battue pour avoir ces produits de base. Alors qu’elle revenait vers son patient, elle l’entendit tousser et gémir. Elle le rassura, lui demandant de se reposer, puis administra la morphine dans sa perfusion. Puis elle s’assit près de lui. Il n’y avait plus qu’à attendre et espérer. Le reste, c’était à Chris de le faire, de se battre face à son corps qui hésitait entre l’abandon et la survie. Juliette voulait y croire, d’autres avaient survécu, alors pourquoi pas lui. Elle lui prit la main et la serra doucement, comme si elle pouvait lui transmettre de l’énergie pour le guérir. Allez, bats-toi.

Quelqu’un frappa alors à la porte. L’infirmière se racla la gorge avant d’inviter le nouvel arrivant à entrer et elle se releva.

Darren quitta le pensionnat pour se rendre sur la tombe improvisée de sa fille. Il avait refusé de l'enterrer au milieu de tous ces cadavres d'Anguish. Ce n'était pas Anguish qui avait tué sa fille... c'était lui. De ses propres mains, pour son bien... c'est ce qu'il croyait, c'est ce dont il était persuadé. Il revoyait souvent le visage de l'enfant mordillant son doigt ou dormant paisiblement entre ses linges. Il ne devait ce bonheur éphémère qu'à Diva et à l'infirmière. Pourquoi cette dernière avait-elle refusé de tuer l'enfant comme il se devait ? Darren n'en était pas sûr... peut-être l'appréciai-il trop pour ça. Ou alors elle avait eu soudainement pitié devant l'innocence du nouveau né et la détresse de la mère, Diva.
Le seul cauchemar, la seule chose qui perturbait encore Darren psychologiquement c'était sa fille. Le reste, il avait réussi à l'enterrer, à le détruire. Il avait passé un cap depuis que Keiji l'avait laissé à l'agonie, à un cheveux de la mort. Une fois de plus sans l'infirmière il serait déjà mort pour la dixième fois. Minimum. Saurait-il un jour survivre tout à fait seul ? C'est ce qu'il tentait de faire à partir de maintenant.
Il alla arroser la rose qui poussait sur la tombe de sa fille avec soin, repoussa les feuilles mortes de la fin de l'automne, se recueillit quelques instant puis alla se dégourdir les jambes.

Il longea la côte où les vagues glaciales s'écrasaient sans trop de violence. Les mains dans les poches, il avait la tête ailleurs. Il se posta à don endroit favoris, au bord de la falaise où il s'assied pour observer l'océan et l'horizon. Il resta quelques minutes jusqu'à ce qu'un craquement le fit sursauter. Crispé et immobile, Darren pria pour que ce ne soit pas la roche de la falaise. Lentement, il se releva petit à petit et fit un pas en arrière. C'est à cet instant que le bout de la falaise se déchira et s'écroula dans un grondement de tonnerre. Darren poussa un cri, déséquilibré, entraîné par la chute des rochers. Par miracle, il réussit à agripper le bord de la falaise qui avait survécu, mais il se retrouvait maintenant suspendu dans le vide au dessus d'une mer plutôt violentes et des aiguilles rocheuses aiguisées comme des rasoirs. Il s'accrocha à sa prise à deux mains et chercha un appui du bout des pieds en serrant les dents. Il trouva enfin une prise dont il testa la solidité et s'en aida pour remonter, ainsi qu'à la force de ses bras. Heureusement qu'il avait retrouvé toute ses force d'antan lors de sa rééducation à l'infirmerie sinon il n'aurait jamais eu la force de remonter !
Il se retrouva sain et sauf à deux mètres du bord, le souffle court. Et bien... il avait eu chaud ! Maintenant qu'il désirait tant survivre, la mort se décidait à intervenir ? Trop tard, c'était avant qu'il fallait se décider ! Quand il avait eu tant envie de mourir pour fuir cet endroit...

Darren se releva et se rendit compte qu'il avait déchiré sa chemise et son jean et s'était écorché un peu partout. Bon... finalement plus de peur que de mal. C'est qu'il s'était habitué à pire...
Soupirant, il rentra au pensionnat pour se diriger vers l'infirmerie. Lui qui s'était dit qu'il n'y mettrait les pieds que pour un cachet ou papoter un peu. Tant pis. Il ne croisa personne et atteignit bientôt la porte où il frappa. Il attendit à peine d'avoir une réponse pour entrer. C'était un peu chez lui ici d'un coté même si ça ne lui rappelait que d'effroyables souvenirs.
Il referma derrière lui et aperçut rapidement le jeune homme mal en point dans le lit. Il s'en approcha et l'observa d'un air neutre. Il compatissait. Il posa ensuite ses yeux sur l'infirmière et lui tendit un léger sourire avant de reprendre du sérieux :

- Qu'est-ce qui s'est passé ?

Toujours les autres avant lui, évidemment. Le sang qui tâchait sa chemise importait peu et ses blessures superficielles aussi à coté de ce pauvre malheureux qu'il ne connaissait d'ailleurs pas.

Le nouvel arrivant ne tarda pas à entrer et Juliette sourit en reconnaissant Darren. Un de ces pensionnaires qu’elle appréciait beaucoup. Il fallait dire qu’il en avait vu de toutes les couleurs celui-là, et il avait fait de très nombreuses visites à l’infirmerie. Aujourd’hui tout cela semblait derrière lui et tant mieux. Car elle en avait vu passer des pensionnaires qui baissaient les bras et ils n’étaient restés guère longtemps à Anguish. Darren, ce garçon qu’elle avait connu faible et vulnérable, était à présent un jeune homme plus solide. Quatre ans qu’il était là, un record ici. Juliette le regarda et remarqua tout de suite ses habits déchirés qui camouflaient à peine plusieurs écorchures. Elle fronça les sourcils. Ne lui avait-il pas promis d’éviter les problèmes à présent ?
Mais l’infirmière n’eut pas le temps de le lui faire constater. Darren regardait le pauvre patient sur son lit et à l’avenir bien incertain, puis demanda même ce qui lui était arrivé. Juliette lui sourit tristement. Ce garçon avait une faculté d’empathie exemplaire, qui ne s’était jamais éteinte avec toutes ses années.

« Il a été retrouvé dans la salle de torture, baignant dans son sang. »

Une réponse qui suffisait à expliquer la situation. La brune se retourna vers Chris. Elle avait eu beau résorber l’hémorragie, empêcher qu’il ne s’étouffe dans son sang, refaire ses bandages toutes les trois heures et ne pas le lâcher un instant, elle savait qu’elle ne pouvait plus rien faire d’extraordinaire maintenant. Il n’y avait plus qu’à attendre et même si elle y était habituée, elle n’aimait pas cela. Darren avait surmonté toutes ces épreuves, c’était au tour de Chris de survivre. Elle posa une main bienveillante sur la joue de ce dernier et perçut le rythme cardiaque saccadé qu’il avait depuis peu et qui la préoccupait.

Juliette se tourna vers Darren, reportant son attention sur cet autre petit protégé. Elle regarda ses plaies en fronçant les sourcils et croisa les bras, ce qui lui donnait cet air sérieux et maternel qui faisait partie de son caractère.

« Et toi, ça va ? Je croyais que tu avais décidé d’éviter les ennuis ? »

Elle s’approcha de lui et souleva délicatement ce qui restait de sa chemise, afin de jeter un coup d’œil à ses blessures. Elle ne tarda pas à en conclure que c’était loin d’être grave, mais tout de même, qu’il fasse un peu plus attention !

« Va t’asseoir, je vais m’occuper de ça »

Accompagnant ses paroles d’un geste de main vers la chaise la plus proche, l’infirmière s’éloigna un moment puis revint avec de quoi désinfecter les plaies de Darren.

Darren continua d'observer le pauvre bougre; Son état était tragique et qui mieux que lui pouvait comprendre à quel point il souffrait ? A quel point c'était dur de se battre en sachant qu'on allait se réveiller dans le même enfer, que ce passage n'était qu'un combat parmi tant d'autres ? Qu'après ça, ça continuerais, qu'il y en aura peut-être encore... qu'Anguish n'avait pas finit de nous détruire lentement à petit feu...
Le blondinet compatissait vraiment. Allait-il s'en sortir ? Il le souhaitait. C'était peut-être l'enfer au dehors, mais au moins, ils étaient en vie. L'infirmière lui sourit tristement et lui apprit que le garçon avait été retrouvé dan un bain de sang dans la salle de torture. Darren frémit. Pauvre gars. En y regardant d'un peu plus près, simplement par curiosité, le jeune homme su tout de suite que ce n'était pas l'œuvre de Keiji. C'était une torture violente, bâclée, les plaies et les coups n'étaient disposés à aucun endroit stratégique mais plutôt complètement au hasard. Rien de propre, rien de lent qui pouvait laisser penser que le bourreau avait prit son temps pour en profiter. Il s'était laissé aller n'importe comment. Un novice.
Et oui, même en tant que victime, on finit par comprendre le fonctionnement de ces ordures. Les signes ne trompent pas. On apprend autant en subissant qu'en faisant subir. Darren soupira légèrement.

La jeune infirmière vérifia le pouls du blessé puis se tourna vers lui et lui lança un regard critique. Ah oui ses blessures... il les avaient presque oubliées celle-là. Darren ricana doucement lorsqu'elle dit avoir pensé qu'il éviterait les ennuis.Le blondinet haussa les épaules et répliqua :

- Pour une fois je vous assure, je me suis fait ça bêtement tout seul. Un petit accident de rien du tout.

Elle vérifié tout de même les plaies superficielles à travers les lambeaux de sa chemise puis lui annonça qu'elle s'en occupait avant de disparaître. Darrent tira une chaise et obéit, s'asseyant au chevet du pauvre mourant. Il tapota sa main et murmura :

- Accroche-toi mon gars. Ça en vaut le coup je t'assure. Si tu te bat, je te promet de t'offrir la chance de fuir cet enfer.

Oui... grâce à la rébellion qui était en train de se mettre discrètement en place et dont il faisait partit. Mais ça, tout le monde l'ignorait !
Darren se débarrassa de sa chemise et vit revenir l'infirmière. Combien de fois lui avait-elle sauvé la vie ? Il ne comptait plus...il lui devait tout. En fait, en secret, il l'avait toujours considéré comme une mère. C'était peut-être idiot...

Dans la petite réserve, Juliette prit rapidement désinfectant et compresses. Du coin de l’œil, elle voyait Darren, de dos, au chevet de Chris. Elle ne voyait pas son visage mais devinait la compassion qui pouvait s’en dégager. C’est vrai que lui aussi avait enduré ça, se battre contre la mort, sur ce même lit d’hôpital. Et il en était sorti, plus fort. Elle sourit en le voyant tapoter la main de Chris. Il n’avait pas perdu sa générosité avec le temps, étonnant ici. Elle l’appréciait vraiment ce garçon. Si lui la considérait un peu comme sa mère, il fallait avouer qu’elle le voyait comme un de ses chouchous ici. Même si elle soignait chacun des pensionnaires avec la même ardeur, elle avait beaucoup plus d’affection pour certains, dont Darren.

L’infirmière sortit de la réserve pour le rejoindre quand elle entendit les quelques mots destinés au patient. Elle le regarda de dos, yeux froncés. Avait-elle bien entendu ? Avait-il réellement parlé de fuir Anguish ?
Elle arriva devant Darren, alors qu’il ôtait ce qui restait de sa chemise, et s’assit sur une chaise, face à lui. Elle commença à désinfecter ses plaies, avec soin et en silence. Non, elle avait dû mal entendre ou mal comprendre ce qu’il avait dit. Il était tout de même assez intelligent et il avait pris un nouveau départ, ce n’était pas pour tout gâcher et mourir comme tous ceux qui avaient essayé de fuir.

Elle posa un pansement sur la plaie la plus importante de son torse, vérifia qu’aucune côte n’avait été cassée dans ce petit accident comme il l’avait nommé.

« Voilà, ça devrait faire l’affaire. »

Des gémissements retentirent alors. Juliette se leva sur le champs et se mit près de Chris. Il s’était réveillé, pris de tremblements. Puis le corps de son patient se contracta violemment une ou deux secondes à peine avant de s’immobiliser totalement. L’infirmière posa deux doigts sur son cou. Ne sentant pas son pouls, elle se mit au niveau de sa bouche. Pas de respiration. Oh non.

Il venait de faire un arrêt cardiaque, ce que redoutait le plus Juliette. Son infirmerie n’était pas équipée en système de réanimation, seul l’intervention manuelle était possible et avait un faible taux de réussite. De nombreux pensionnaires étaient morts ainsi. Hors de question pour Juliette qu’il en soit de même aujourd’hui.

Sans perdre une seconde, l’infirmière commença la réanimation, elle enchaîna trente compressions thoraciques puis fit deux insufflations. Elle renouvela ces gestes plusieurs fois. Près de cinq minutes passèrent, sans aucun résultat. Elle posa à nouveau sa joue contre la bouche de Chris. Toujours aucune respiration. Elle reprit ainsi le massage cardiaque, l’air déterminé et sévère. Juliette savait que trois à cinq minutes d’arrêt circulatoire suffisaient à provoquer des lésions cérébrales irréversibles et que chaque minute écoulée diminuait de 10 % les chances de survie. Mais tous ces chiffres, elle voulait les oublier, car il y avait toujours une chance qu’il s’en sorte. Elle continua donc la réanimation, persévérante.

Si Darren avait pu aider et sauver tous les pensionnaires de cet endroit maudit, il l'aurait fait. D'où lui venait cette intrigante et gigantesque générosité ? Il en savait rien. Cette sensation de vouloir tout donner quitte à ne plus rien posséder et sans rien en retour ne le quittait pas. Il ne l'expliquait pas vraiment mais le désir était là. C'était comme si... comme si il n'était là que pour ça, comme si c'était une mission, un but qui lui avait été confié. Il ne vivait sans doute que pour cela. Il se sentait transparent à ses yeux, secondaire. Aujourd'hui l'idée de mourir et de vivre ne lui appartenait qu'en partie. Bien entendu, il avait eu sa leçon dernièrement, survivre était sa principale inquiétude. Il n'était plus dans l'optique d'attendre et d'espérer la mort. Mais ce n'était pas pour lui qu'il vivait... c'était pour les autres. Encore et toujours. Stupide ? Oui sûrement. Mais il n'y avait plus rien pour lui ici. Il avait déjà tout perdu, Keiji avait réussi à tout lui prendre. Mais peu importe.
Le jeune homme aurait donc voulu venir en aide à ce pauvre type sur le point de mourir, lui offrir la chance de sortir d'ici et de revoir sa famille s'il en avait, de construire une vraie vie ailleurs et, espérons-le, d'oublier tout ce qui tenait de près ou de loin à Anguish. Si seulement c'était possible...
Il n'avait pas remarqué que ses paroles étaient parvenues à l'oreille de l'infirmière. Lui aurait-il fait confiance dans le cas contraire ? Non. Darren avait apprit beaucoup de chose et notamment de ne faire confiance à personne. Du moins pas intégralement et pas pour une chose aussi importante. Sauf si il pouvait faire en sorte que la jeune femme fasse partie des leurs. Ce serait bien pratique ! Mais il n'y pensait pas sur le moment.

L'infirmière s'approcha et s'occupa de lui avec soin, comme elle l'avait toujours fait, pensant ses blessures et entourant son torse d'un bandage, là où se trouvaient les plaies les plus importantes. Darren la remercia d'une petite voix lorsque soudain, le corps du blessé s'agita anormalement. Le jeune homme bondit immédiatement sur ses pieds tandis que l'infirmière tâtait son pouls, puis effectuaient les gestes de réanimations. Massages cardiaque, bouche à bouche, ça ne serait peut-être pas suffisant. A Anguish, on avait pas le matériel nécessaire. Logique... on préférait que les pensionnaires meurs plutôt qu'ils ne vivent. Bande de chacals...
Darren aurait aimé faire quelque chose mais il savait que la seule chose à faire était de laisser l'infirmière faire de son mieux pour sauver le dénommé Chris. Le souffle court, priant pour que le garçon survive, Darren observait la scène les lèvres pincées, impuissant. Une torture comme les autres.
L'infirmière n'abandonnait pas redoublant d'efforts. Elle n'en démordrait pas, Darren savait à quel point la survie des pensionnaires étaient importante pour elle. Il attendait, espérant un miracle. Au bout d'un instant il bredouilla :

- Il... je peux faire quelque chose ? Est-ce qu'il... ?

Mort ? Vivant ? Comment savoir ? Allait-on creuser une tombe de plus ? Darren espérait bien que non. Ce serait un de plus, un de trop !

*Bats-toi... aller bats-toi je t'en prie...*

Serrant les dents, Darren aurait aimé que le garçon l'entende. Vraiment aimé.

La vie ne tient qu’à un fil. Cette phrase était décidément bien plus valable à Anguish qu’ailleurs. Juliette en avait supporté des décès ici. Elle aurait pu abandonner, se dire que finalement tous ces efforts ne suffiraient pas. Mais non, elle leur devait, et puis, qui d’autre pouvait le faire à sa place ? La réponse était claire : personne. C’était son rôle, sa mission ici, elle était là pour ça.

L’infirmière continuait les gestes de secours sur le pauvre Chris. Son cœur allait-il se remettre en marche ? Elle y croyait. Il y avait une chance sur mille, mais une chance tout de même. Ses mouvements se firent plus durs, plus exigeants. Tu vas revenir oui ! Concentrée sur la réanimation, Juliette n’entendit même pas la question bredouillante de Darren, qui semblait pourtant avoir besoin de soutien. Et plusieurs minutes passèrent à nouveau, et toujours aucun signe. La jeune femme commençait à transpirer face aux gestes répétitifs et apparemment vains. Près d’un quart d’heure était passé depuis l’arrêt cardiaque, c’était fini, il ne reviendrait pas, elle le savait. Juliette ralentit peu à peu les mouvements, jusqu’à arrêter totalement. Les mains toujours sur le cœur de Chris, elle ferma les yeux un instant, les lèvres tremblantes. En les ouvrant à nouveau, elle ne tremblait plus. Elle s’assit près du lit et regarda son patient, entre bienveillance et tristesse. Elle posa une main sur son visage et caressa avec douceur sa peau encore chaude. Puis se retourna enfin vers Darren, l’air grave.

« C’est fini… »

Fini pour Chris bien sûr, pas pour tous ceux qui restaient. Elle se tourna de nouveau vers le garçon qu’elle soignait depuis des jours. Ce n’était pas juste. Pas vraiment de la faute de l’infirmière mais elle se sentait toujours un peu responsable. Elle devrait être habituée avec le temps, elle ne ressentait cependant plus la colère des premiers jours, celle qui paralyse et nous dégoûte de la vie. Elle avait appris à accepter la mort, et à en aimer encore plus la vie. Certains pourraient dire que c’était de l’optimisme naïf, peut-être, mais c’était sa façon de voir la vie et ça lui permettait de ne jamais baisser les bras.
Juliette continuait ainsi ses gestes tendres envers Chris, comme pour lui dire au revoir. Puis elle remonta le drap blanc du lit pour recouvrir son visage. Puis elle se tourna vers Darren, qui semblait bouleversé de ce spectacle, et lui prit la main, un sourire triste sur le visage.

Les lèvres pincées, le cœur battant, Darren espérait que le gars s'en sorte. Pourquoi tenait-il tant à la vie des autres, même davantage qu'à la sienne ? Pourquoi ? Alors qu'il s'était juré de ne plus fonctionner ainsi ! Mais on change rarement ce qu'on est. Il resterait sans doute toujours aussi sensible à ce genre de chose quoi qu'il fasse. Mais il faisait tout de même des efforts pour changer les choses. Certes, c'était sans doute idiot et beaucoup seraient d'avis qu'il garde cette pureté et cette gentillesse mais il n'était pas de cette avis. A Anguish cela était beaucoup trop dangereux, il avait finit par l'assimiler.
Le dénommé Chris ne semblaient pas revenir parmi eux. Le blondinet su bien avant le verdicts qu'il ne s'en sortirait pas. Il l'avait sentit à force de l'observer. Il savait reconnaître d'instinct la vie et la mort dans un corps, comme si à force de la côtoyer, il avait apprit à la reconnaître et peut-être même à l'apprivoiser. Qui sait ?
L'infirmière faisait tout son possible et mettait toute ses forces à tenter de le réanimer mais cela ne suffit pas. S'il suffisait d'une extrême volonté pour changer les choses, le garçon serait déjà sur ses pieds en pleine forme. Malheureusement rien n'était aussi simple. Et malgré tout, il rendit son dernier souffle. Son corps n'était plus qu'une forme inerte sur le lit. Il était mort.
D'un ton sombre et désolée, l'infirmière le lui confirma. Il était sans doute tout aussi touché qu'elle par la mort de ce type qu'il ne connaissait même pas mais il tentait de ne pas le montrer, même si au fond de lui il contenait une rage sans nom. Mais il ne devait jamais laisser cette rage éclater. Plus jamais.

Darren se contenta de fermer les yeux et de soupirer en baissant la tête. Il sentit soudain la main de la jeune femme tenir la sienne. Il rouvrit les yeux et se tourna vers elle, l'air grave. Puis il regarda la silhouette du pensionnaire mort sous le drap pendant quelques secondes encore avant d'ouvrir enfin la bouche :

- Ça aurait pu être moi à sa place bon nombre de fois. C'est fou... comme si quelqu'un ou quelque chose choisissait ceux et celles qu'il voulait voir mourir. Un espèce de tri dont nous ignorons les critères. A cette heure-ci je suis censé être mort au moins dix fois et regarde... je suis encore là. Je préfère même pas savoir pourquoi en fin de compte.

Il l'avait tutoyé, il s'en était aperçu mais c'était voulu. Il ne la considérait pas comme une simple infirmière, elle était bien plus que cela. Elle était un peu comme son ange gardien, sa mère ou sa sœur...
Pourtant il ne fallait pas. Il ne devait s'attacher à personne.
Il serra davantage la main de la jeune femme dans le sienne puis se tourna vers elle de nouveau pour dire :

- C'est surtout grâce à toi si je suis encore là. Merci. Je n'ai encore jamais prit le temps de te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi. Merci, merci mille fois.

Il esquissa son premier sourire puis la serra soudain contre lui. C'était stupide d'agir ainsi mais ça faisait du bien. La solitude ne lui réussissait pas, il était de ceux qui malgré tout ce qu'il pouvaient dire et penser, avait besoin de quelqu'un à ses cotés pour subsister. Qui qu'elle soit.

Juliette regardait le jeune homme avec tendresse. Cela faisait quelques années maintenant qu’elle le connaissait et dès le premier jour, elle l’avait trouvé sympathique. Il avait fait de nombreuses visites à l’infirmerie, la plupart du temps dans un sale état. Elle était restée à son chevet pendant des semaines et des semaines au total, comme elle aurait pu le faire pour beaucoup d’autres. Puis elle s’était découvert une véritable affection pour le garçon, qui allait au-delà d’une simple relation patient/soignant. Probablement suite aux longs moments passés ensemble. L’infirmière le regarda alors qu’il parlait. Il aurait pu être à la place de Chris, oui, mais Juliette ne voulait pas y penser, le perdre lui, serait beaucoup trop douloureux.

Il l’avait tutoyée, l’infirmière l’avait tout de suite remarqué et ça la déstabilisa. Elle s’était attachée à ce pensionnaire, plus qu’aux autres, et elle était consciente que c’était une erreur. C’était la première règle que l’on enseignait aux professionnels de santé. Mais sa gentillesse et sa générosité, rares ici, avaient touché l’infirmière. De temps en temps elle se surprenait à le comparer à Enzo. Un visage d’ange, l’innocence de la jeunesse, beaucoup d’éléments lui rappelaient son fils. Mais heureusement, elle savait faire la part des choses et s’était obligée à mettre une barrière entre elle et ses patients

Mais à cet instant, alors qu’il la tutoyait pour la première fois, cette barrière, qui s’était déjà fragilisée avec son arrivée au pensionnat, disparut un moment. Elle lui sourit quand il la remercia. Elle restait cependant persuadée qu’elle n’avait fait que son boulot, rien d’extraordinaire en fait, et que le reste, c’était une question de chance. Elle le vit sourire et ça lui fit un bien fou. Puis, d’un coup, Darren se jeta dans ses bras. Pendant un instant, elle ne savait pas quoi faire face à ce geste qui ne lui était plus habituel depuis des années. Après quelques secondes, elle réagit enfin, en posant ses bras autour de lui. Puis elle se souvint, la dernière fois qu’elle avait pris quelqu’un dans ses bras, c’était son frère, au moment de sa mort…

L’infirmière relâcha Darren et le regarda avec douceur.

« Tu n’as pas à me remercier, Darren, je ne fais que mon travail, tu sais bien. »

Elle marqua une petite pause, puis eut un faible sourire.

« Tu as eu beaucoup de chance »

Elle tourna la tête vers le corps de Chris recouvert par le drap blanc. Lui n’avait pas été aussi chanceux. Certains défaitistes disaient que pour une dizaine de pensionnaires qui décédaient dans son infirmerie, seuls un ou deux survivaient et en sortaient plus forts. Darren faisait partie de la deuxième catégorie. C’était un peu ça la vie à Anguish, on meurt ou on survit, encore faut-il le décider. La chance avait son rôle à jouer, mais Juliette était sûre que la volonté de vivre était tout aussi responsable des multiples guérisons de Darren.

« Promets-moi de ne jamais baisser les bras… »

Elle marqua une petite pause, le regardant avec plus de sérieux puis ajouta :

« …et de ne pas faire de bêtises »

Darren ne pouvait pas rester totalement seul et sans personne sur qui compter pour l'éternité. De toute manière même avec la meilleure volonté du monde il n'y parviendrait pas. Sa force, il la tenait des autres, lui même n'en avait pas assez. Enfin si, mais il devait la puiser et la faire remonter grâce à ceux qu'il aimait. C'était surtout pour eux qu'il se battait, surtout avant. Avant il se battait pour Kristinna, pour Keira, puis pour Diva... et son bébé. Eileen...
Au souvenir de sa fille, Darren frémit. Il n'était pas bon de revenir sans cesse sur le passé mais comment faire autrement lorsqu'on vivait encore dedans sans cesse ? Anguish était bourré de souvenir à lui tout seul, partout, à chaque recoin de couloir. Et dans cette infirmerie encore davantage. Le souvenirs lui revenaient clairement. La toute première fois c'était Keiji bien sûr, après leur première rencontre. Rien de grave mais il était quand même passé pour se soigner. La seconde fois, Keiji encore, mais beaucoup plus grave. Tous deux s'étaient retrouvés dans un lit ici après avoir tenté de s'entretuer en présence de Keira. Soyons honnête pour une fois le plus mal en point avait été Keiji. Bien trop pur et trop naïf, le blondinet était allé lui-même chercher de l'aide à l'infirmerie pour ramener Keiji. Ils étaient recouvert de sang, ils marchaient à peine. Il y avait eu d'autres fois, toujours à cause de Keiji en fin de compte, deux ou trois autres fois à cause d'Ivy ou d'autres pensionnaires malintentionnés. La pire fois... il s'en rappelait très bien.

Il avait embrassé Keira, par erreur, et Keiji les avaient surpris. Il était alors entré dans une colère noire, il était incontrôlable et une fois encore ils s'étaient entretués. Ce coup-ci, Darren avait prit cher, très cher. Une bonne dizaine de coups de couteau, dont un dans le poumon et l'autre près du foie. Il avait perdu connaissance, se vidant de son sang sur le sol. Si Keira ne l'avait pas trainé jusqu'ici, il serait mort. D'ailleurs il avait fait trois mois de comas. Trois mois sans remuer un cil, entre la vie et la mort, ne se battant même pas pour tout avouer. Trois mois plus tard, même pas encore soigné et tenant tout juste sur ses jambes, il avait tenté de quitter l'infirmerie en douce. Et ce fut Keiji qui l'accueillit à la porte. Cette fois ou l'asiatique avait dupé l'infirmière pour l'assoir sur un fauteuil roulant et pour aller lui faire "prendre l'air". Darren n'avait même pas eu la force et le cran de contester. Alors il avait vécu le pire moment. Keira était là, et elle l'avait abandonné. Elle l'avait traité de tous les noms, l'avait rabaissé plus bas que terre, Keiji l'avait torturé plus encore moralement, avait joué de sa faiblesse, et l'avait menacé de tuer son trésor, sa vie : Kristinna.

Au final, il avait été ramené de nouveau comme presque mort à l'infirmerie, plus intérieurement que physiquement, et Keiji avait bel et bien tué Kristinna quelques temps plus tard. Depuis il avait perdu toute confiance, il n'était plus qu'un corps mort et sans âme, errant dans les couloirs sans but. Juste détruit. Entre temps il avait suffit d'une aventure avec Diva, un instant entre les bras de la jeune femme pour lui offrir un don du ciel : une fille, un bébé. Eileen. Ce souvenir là en revanche est le meilleur. Ici même il avait été convoqué par la jeune femme et lui avait remit l'enfant. Elle lui avait expliqué qu'elle n'avait pas eu le cœur à le tuer à la naissance comme il se devait, et qu'une fois l'œuvre achevée, Diva s'était enfuie en douce, lui laissant simplement une petite lettre.

La jeune femme finit par se détacher de lui, l'arrachant à ses souvenirs qui défilaient dans sa tête.Elle prétextait n'avoir fait que son travail mais le blondinet savait que c'était bien plus pour elle. Quand elle soignait, ce n'était pas juste une besogne ou un travail, elle s'activait avec son cœur et son âme. Il l'avait vu faire bon nombre de fois.
Elle lui demanda également de lui promettre de ne pas baisser les bras... et de ne pas faire de bêtise. De bêtise ?
Darren soutint son regard. Il ne savait pas si elle avait eu vent de ce qu'il manigançait, il espérait bien que non, mais en tous cas, il fit mine de rien et esquissa un sourire avant de répondre :

- Je te le promet, ne t'en fait plus pour moi.

Tenter de fuir cet Enfer n'avait rien d'une bêtise, alors il ne faisait pas de fausse promesse. Il serait prudent.
Il regarda la pièce en prenant son temps, comme s'il admirait quelque chose et finit par reprendre la parole d'un ton morne :

- Je ne t'ai pas non plus assez remercié... d'avoir fait un jour de moi un père. Je sais que... que tu prenais des risques en faisant ça et je t'en serai éternellement reconnaissant. Un enfant c'est un cadeau du ciel, un miracle ici. Mais tu sais je...

Sa voix se brisa. Il n'aurait pas du aborder ce sujet, mais c'était plus fort qu'ici. Cet endroit représentait le lieu de naissance de sa fille, de son enfant. Darren avait été bien plus touché et attaché à ce bébé qu'il ne l'aurait jamais cru. Il avait toujours rêvé de fonder une famille après tout.
Darren préféra s'assoir sur un autre lit et tenta de ravaler les larmes qui ne demandaient qu'à couler. Il avala un grand bol d'air pour se calmer. La jeune femme devait s'en douter bien entendu, mais il fallait qu'elle l'entende, il fallait qu'il lui avoue. D'une voix faible il annonça :

-... je l'ai tuée. Je n'ai jamais fait une chose aussi dure et effroyable de ma vie mais c'est vrai, je l'ai tuée, de mes mains. Je l'ai élevé pendant cinq mois ici, en la cachant jours et nuits. Mais ça me rongeait de plus en plus... je l'imaginais grandir ici, je faisais des cauchemar je... je l'a voyait se faire violer, torturer, manipuler... je la voyait rêver d'un autre monde, souffrir l'absence d'une vraie vie... ou pire. Je la voyais couteau à la main, s'acharnant sur des innocents, victime de la pression des autres. Je ne voulais pas ça pour elle. Jamais. J'ai préféré... lui offrir autre chose. J'ai préféré qu'elle ne vive jamais cela.

Ses efforts ne suffirent pas. Il avait beau chaque jour tenter d'oublier et d'être plus fort il savait qu'une chose de changerait jamais, il serait toujours bouffé et déstabilisé par ce qu'il avait fait. Mais il devait parler, se soulager de ce poids.

- Je ne voulais que son bien, je voulais seulement... je n'avais pas d'autres solutions, je savais que je serais incapable de la protéger plus longtemps...

Les joues inondées de larmes, il cacha son visage entre ses mains. Il craquait. Bon ce n'était pas la première ni la dernière fois évidemment. Mais sa fille était a seule chose qui le ramenait en arrière et qui le faisait souffrir encore. Son fantôme venait le hanter toutes les nuits, il ne supportait plus d'avoir le meurtre de sa fille sur les épaules. Pourtant il le méritait... ce qu'il avait fait était ignoble et sans doute pas assez justifié.
Enfin il l'avait dit. L'infirmière avait du se rendre compte après tant de silence que l'enfant était mort. Mais elle ignorait jusque là de quelle manière. Maintenant elle savait...

En parlant de ne pas faire de bêtise, l’infirmière ne faisait aucun sous-entendu. Elle ne pensait déjà plus aux paroles que Darren avait dites à Chris. Elle voulait seulement qu’il fasse attention à lui. Après tous les combats qu’il avait menés dans ce lit d’hôpital, ce ne serait pas juste qu’il lui arrive un malheur. Le pensionnaire lui fit alors la promesse de suivre sa demande et elle sourit, rassurée.

Un petit silence passa. Darren sembla ailleurs pendant cet instant, observant longuement le lieu. Il devait pourtant le connaître par cœur depuis le temps, tous les détails dans tous les angles possibles. De tous les pensionnaires qu’elle avait accueillis ici, c’était avec lui qu’elle avait passé le plus de temps. Alors pas étonnant qu’elle ait autant d’affection pour lui, même si ce n’était pas une bonne chose.

Le pensionnaire reprit alors la parole, pour la remercier d’avoir fait de lui un père. Juliette baissa la tête. La petite Eileen. Ils n’en avaient pas parlé depuis un certain temps. Darren n'avait pas semblé vouloir aborder le sujet alors elle n’avait pas insisté. Elle lui avait fourni tout le matériel nécessaire, nourriture et conseils, même donné un biberon qu’elle avait réussi à déniché. Il semblait si heureux à cette époque. Et puis un jour son visage s’était refermé, elle avait remarqué sa tristesse et compris que quelque chose était arrivé au bébé. Tout le monde savait qu’une petite chose comme elle n’avait aucune chance de survivre dans cet Enfer, mais ils avaient tous préféré se mentir à eux-même et y croire. L’infirmière avait pourtant reçu pour consigne d’arrêter toute grossesse et d’éviter toute naissance. Quelque chose qu’elle avait suivi pendant sept ans : accueillir les jeunes filles enceintes, les convaincre d’accepter l’avortement et leur donner un traitement ; et le reste du temps, elles réussissaient à cacher et continuer leur grossesse sans que l’infirmière le sache, et accouchaient seules, parfois en perdant la vie, fautes de secours. Plus tard, le bébé était retrouvé par les surveillants et tué sans ménagement. Tout fut différent pour Diva et son bébé. La jeune femme lui avait fait confiance alors qu’elle était arrivée au terme de sa grossesse, en sale état. L’accouchement avait duré toute la nuit et Juliette avait eu peur de perdre à la fois la mère et son enfant. Mais les deux étaient plus fortes que prévu et la petite merveille arriva au monde. La jeune mère était complètement perdue et disparut en la priant de sauver son bébé. L’infirmière n’arriva pas à le tuer ; bien au contraire elle passa plusieurs semaines à la soigner, pauvre petite chose faible dans ce chaos. Quand l’enfant fut moins fragile, elle prévint Darren et lui confia sa fille. Après ça, elle continua de l’aider, de loin.

Leur manège avait duré des semaines, Juliette se demandait encore comment ça avait été possible, avec les surveillants et les caméras. Et un jour, il vint la voir, pour lui faire part de ses doutes. La petite Eileen ne pourrait jamais grandir entre ces murs. Il refusait qu’elle subisse ce cauchemar. Juliette lui avait proposé du poison, mais il avait refusé. Les jours suivants, elle avait vu son visage anéanti et une part d’elle savait pourquoi. Il avait fait ce qu’il fallait faire, même si c’était affreux…

Aujourd’hui, Darren lui avoua ce geste, accablé, pleurant à chaudes larmes. Juliette ferma les yeux. Elle se sentait fautive. Pourquoi avait-elle sauvé ce bébé, tout en sachant pertinemment qu’il ne survivrait pas longtemps ? Pourquoi n’avait-elle pas suivi les ordres qui auraient pu éviter tant de souffrances ? Elle se doutait bien de la réponse. Parce qu’elle savait, elle savait ce que ressentait une mère, ce qu’un parent était capable de faire pour sauver son enfant. L’amour d’un parent – mère ou père – envers son enfant. Il n’y avait rien de plus fort. Ce sentiment qui supprime tout égoïsme pour mettre tout son amour pour une fille ou un fils. Elle avait tenu ce petit être et avait versé sa petite larme. Il lui était impossible de lui faire du mal comme il lui avait été impossible de faire du mal à son petit Enzo, alors elle n'avait pas pu lui ôté la vie…

Aujourd’hui, elle se disait qu’elle avait probablement fait une erreur. Elle avait laissé Darren tuer son propre enfant, il en serait marqué à vie. L’infirmière prit une chaise et s’installa en face de lui. Larmes aux yeux, elle lui prit la main.

« Tu n’as pas à t’en vouloir, Darren. Tu as été le meilleur père qu’Eileen puisse avoir. Et tu as fait l’acte le plus généreux qu’un parent puisse faire, tu m’entends ? »

Juliette ravala ses larmes et serra avec douceur la main du pensionnaire.

« S’il y a quelqu’un qui est fautif, c’est moi…Je…Je savais que ça allait être douloureux pour Diva et toi, je t’ai laissé t’en occuper et t’y attacher tout en sachant que ça ne durerait pas…Je suis désolée… »

L’infirmière baissa la tête, navrée d’avoir créé autant de douleur.

Darren avait toujours rêvé de construire une famille. La sienne s'était effritée puis effondrée, c'était pour lui comme logique et vital d'en reconstruire une autre. C'est sans doute la raison pour laquelle il n'avait jamais traité les femmes comme le faisaient certains. Jamais il ne lui était venu à l'idée de coucher avec une fille dans le simple but d'avoir du plaisir et de la planter ensuite, pour lui ça ne se faisait pas. C'était même impensable. Lorsqu'il était amoureux, il pouvait tout donner, tout risquer pour celle qu'il aimait et jamais il ne lui viendrait l'idée de la faire souffrir. Exemplaire ? Peut-être que oui ou peut-être que non. En tous les cas il n'avait fait l'amour qu'à deux femmes dans sa vie : Kristinna et Diva. Et aucune autre. Seulement avec cette dernière... il avait fallut de cette seule et unique fois pour que tout chavire, pour que Darren et elle deviennent parent d'une petite fille. Et Dieu sait qu'il l'avait aimé ce bébé. Contrairement à pas mal d'hommes il n'avait pas eu peur d'être père... plutôt peur de la perdre, cette petite chose si fragile. Il avait été si déterminé... si sûr d'être à la hauteur ! Mais ça n'avait pas suffit. Combien de caméra avait-il brisé pour gagner du temps ? Combien de temps à voler dans les cuisines et à faire des aller-retour aussi discrètement à l'infirmerie, le cœur battant, ne supportant pas de laisser sa fille seule dans la pièce fermée à double tour ? Combien de temps passé à la regarder dormir ? Combien de temps à l'entendre sangloter, à la voir sourire, à la brandir à bout de bras pour l'entendre rire aux éclats ? Si peu au final... si peu de temps avant qu'il ne décide d'y mettre fin. Il pensait que c'était mieux pour elle... mieux pour lui et pour tout le monde. Mais tout de même... il ne pouvait s'empêcher de regretter amèrement son geste. Il s'était toujours promis de ne jamais tuer personne et voilà qu'il s'était mentit à lui-même en tuant sa propre fille... un bébé si innocent !

Le voyant pleurer et craquer, l'infirmière prit une chaise pour s'assoir en face de lui pour lui prendre un main dans les siennes. Son autre main avait la paume contre son front et les doigts glissés dans ses mèches rebelles. D'une voix douce, la jeune femme lui dit qu'il avait le meilleur père que l'enfant ait pu avoir et qu'il avait fait ce qu'il fallait, que c'était un acte généreux de sa part. Darren ne répondit pas. Cela lui faisait du bien de l'entendre évidemment mais c'était dur de l'accepter.
C'est alors que Juliette se remit en question, disant que c'était de sa faute et s'excusant de les avoir laissé s'attacher au bébé. Le jeune homme redressa son visage pour la regarder et ce fut à son tour de lui prendre fermement sa main.

- Non arrête de dire des bêtises, je crois que j'aurais fini par t'en vouloir de ne pas avoir laissé une chance à ma fille et à Diva. D'ailleurs Diva n'y aurait jamais survécu... elle a déjà perdu un enfant à cause de ce stupide violeur dont elle était tombé amoureuse. Non... tu m'as offert le plus beau des cadeaux... un nouvel espoir de vivre. Je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque je la tenais dans mes bras.

Il se souvenait encore de cette sensation, la première fois qu'il l'avait tenu dans ses bras, de sa réaction lorsque le bébé avait plongé ses yeux curieux dans le siens... elle était si petite, si fragile et si belle à la fois !
Darren essuya la trace de ses larmes sur ses joues et resta un instant silencieux avant de poser une main sur la joue de Juliette et de se pencher pour déposer un baiser sur sa joue. Un peu trop près des lèvres peut-être. Il ne s'en rendit pas compte, le baiser fut bref puisqu'il se leva ensuite pour aller au lavabo se rincer le visage et boire un coup. Il rencontra son reflet dans le miroir au dessus et fit la moue. Étais-ce vraiment lui cet homme dans le miroir ? Il avait tellement de mal à se reconnaître lui qui était autrefois plus proche du mort-vivant qu'autre chose. Il se détourna et s'appuya sur le lavabo pour regarder de nouveau l'infirmière.

- Tu ne m'a jamais parlé de toi.

Il n'en dit pas plus. Si ça se trouve elle ne voulait absolument pas l'évoquer. Il lui laissait donc le choix de lui raconter ou de se dérober selon ce qu'elle préférait. Après tout... elle n'était pas obligée de lui faire confiance et de lui faire part de son passé. On a tous quelque chose qui blesse ou un secret que l'on préfère garder précieusement.

Une douloureuse sensation de tristesse s’était emparée de l’infirmière. Le sujet de la petite Eileen lui était aussi pénible semblait-il. Elle l’avait soignée, elle l’avait vu grandir un peu, elle s’en était occupée et peut-être qu’au fond elle s’y était attachée plus qu’elle n’aurait dû. Non pas comme une mère ou un membre de la famille, mais probablement plus que comme une simple soignante. Ce bébé lui avait sans doute rappelé le sien, rappelé ces émotions qui font de vous des parents, la peur qu’il lui arrive du mal…et la douleur de le perdre. Ca avait été au fond un événement qui l’avait davantage rapprochée de Darren. Elle comprenait parfaitement sa douleur, et le reproche qu’il se faisait à lui-même. Elle avait déjà ressenti tout cela, même s’il n’en savait rien, même si elle avait réussi à passer, en partie, à autre chose.

A son tour, Darren prit la parole pour chasser ses reproches quant à Eileen. Et comme pour lui quelques secondes auparavant, cela fit du bien à Juliette d’entendre qu’elle n’y était pour rien. Même si en fin de compte, cette histoire continuerait à peser sur leur conscience, bien qu’ils aient agi comme ils fallaient. Si aujourd’hui la situation était tragique, Darren avait connu le bonheur d’être père, peut-être qu’au fond c’était le principal.

Juliette lui sourit tristement. Parler de ce sujet délicat lui avait fait du bien et avait permis d’éclaircir les choses. Un instant passa, ils restèrent alors silencieux, chacun dans leurs souvenirs. Quand Juliette revint à elle, elle releva la tête vers le pensionnaire. Ce dernier avait posé une main sur sa joue puis s’approcha de sa joue pour y déposer un léger baiser. Un geste affectueux qu’elle n’avait pas reçu depuis des années, et qui lui fit un peu bizarre sur le moment. Elle le regarda ensuite se lever pour se diriger vers le lavabo. Juliette en profita pour sécher ses yeux embués. Dans ses souvenirs, c’était la première fois qu’elle paraissait si triste devant un patient, mais Darren était sans doute un peu plus que ça.

Ce fut lui qui brisa le silence, signalant qu’elle ne lui avait jamais parlé d’elle. Ce n’était pas vraiment une demande, plus une constatation. Juliette lui sourit, un sourire bien moins triste cette fois. Depuis les sept ans qu’elle était ici, un seul pensionnaire avait connu son histoire dans sa globalité, son frère. Jamais elle ne s’était confiée à quelqu’un d’autre. De toutes façons, elle n’était pas la pour raconter sa vie. Les pensionnaires n’avaient aucun intérêt et aucune raison de la connaître.

L’infirmière avait pourtant eu un passé assez riche. Petite française débarquée aux Etats-Unis, avec une avenir brillant, puis un petit garçon qu’elle élèva seule à vingt-et-un ans, l’arrêt des études de médecine puis de nouvelles études d’infirmière cette fois, une vie de mère célibataire heureuse, puis la mort brutale de son enfant, des années difficiles de deuil puis un frère qui est emmené à Anguish, un départ dont elle se sentira à jamais responsable, ce qui expliquera qu’elle le rejoigne. Et sept ans dans ce pensionnat déjà, à soigner mais aussi à côtoyer la mort. Bref, une histoire assez riche.

Pour la première fois, Darren semblait curieux de la connaître un peu. Il fallait dire que l’infirmière en savait beaucoup sur lui avec toutes ses années, et que la réciproque n’était pas vraie.

« Tu ne m’as jamais posé la question »

Elle lui sourit une nouvelle fois, avant de rajouter :

« Que veux-tu savoir, Darren ? »

» LUDWIK &' ARELLA ▬ « Nouvelle vie ! »
» Une nouvelle =)
» HEY UNE NOUVELLE euh non peut-être pas {Shawna}
» Nouvelle Entrée
» Nouvelle rencontre [Arella]